Tchad : la tentative de dynastie s’impose par le sang

International : le 20 octobre dernier, une répression violente s’est abattue sur les opposant·es Tchadien·nes au régime de transition qui semble tenter d’imposer une dynastie. Pays parmi les plus pauvres de la planète, le Tchad, déjà fortement touché par le dérèglement climatique, n’en finit pas de payer le prix des ingérences impérialistes dans ses propres contradictions. L’Etat français porte une part de responsabilité dans cette situation.

Indépendantisme touareg, manipulations des services algériens et libyens, implantation du djihadisme, persécution des Peuls, extraction de l’uranium, enjeux de contrôle de flux migratoires pour l’union européenne, quadrillage par l’armée française, corruption et crise économique… Les clivages au Sahel sont plus complexes qu’une guerre du Bien contre le Mal.
Pays parmi les plus pauvres de la planète, le Tchad, déjà fortement touché par le dérèglement climatique, n’en finit pas de payer le prix des ingérences impérialistes dans ses propres contradictions.

Contexte

Depuis la mort de son père le 20 avril 2021, alors maréchal du Tchad depuis plus de 30 ans, Mahamat Idriss Déby Itno a pris le pouvoir à la tête d’un conseil militaire (en dépit de la constitution tchadienne qui prévoit un intérim assuré par le président de l’assemblée nationale), puis il a dissous l’assemblée nationale et le gouvernement, tout en promettant des élections dans un délai de dix-huit mois (toujours en dépit de la constitution qui prévoit un délai de trois mois maximum). Pur produit de l’armée, devenu un général quatre étoiles à l’âge de 29 ans en 2013, il a occupé des postes importants au sein de la Direction Générale des Services de Sécurité des Institutions de l’État, base militaire du régime de Déby père. Il se distingue auprès de l’armée française lors de combats dans le nord du Mali que mènent ses troupes face aux djihadistes. Le Tchad est le principal allié de l’État français dans son intervention impérialiste au Sahel. Ndjamena accueillait le QG de l’opération Barkhane (terminée depuis Août 2022), cœur du redéploiement militaire français au Sahel.

Pour bien des régimes discré­dités et corrompus, la guerre contre le terrorisme aussi floue soit-elle est un alibi pour obtenir la bénédiction occidentale. Les populations civiles ne sont en réalité pas seulement victimes des djiha­distes, mais aussi des armées régulières et de milices qui leur sont inféodées. La force G5 Sahel, sous perfusion de l’État français, se construit comme une force supplétive de son armée au profit des gouvernements en place. La coopération militaire et sécuritaire, tant structurelle qu’opérationnelle, tourne à plein. Derrière la rhétorique de la lutte contre le terrorisme djihadiste s’agrège la menace des groupes d’opposition armés, qualifiés de terroristes par le gouvernement tchadien, dans un contexte de risque d’implosion de la région. Le « développement » au service du tout-sécuritaire soutient ceux-là même qui créent l’insécurité et confisquent aux populations les choix de société et d’avenir.

Mais l’influence n’est pas seulement militaire : en 2019 par exemple, l’État français accordait au Tchad un prêt de 40 millions d’euros. Ce prêt, dans la continuité de l’action du FMI et de la banque mondiale au Tchad, alimente une dette odieuse et contribue à soutenir un régime autoritaire. Autre dimension à retenir : le pouvoir est dominé par des gens du nord du pays, surtout les Zaghawa au sein de l’appareil sécuritaire dont est issue la famille Déby. Les gens du Nord représentent seulement 10% de la population. La majorité de la population dans le sud du pays ne cache pas son hostilité contre ces derniers.

Ces derniers jours

Le « dialogue national inclusif et souverain » organisé du 20 août au 8 octobre et boycotté par l’opposition, a décidé que la transition, qui était de 18 mois renouvelables une fois, sera prolongée de deux ans. Les dirigeants de la transition pourront être candidats aux prochaines élections, qui devraient se tenir en 2024. Ces conclusions, le Parti socialiste sans frontières, Les Transformateurs et la coalition Wakit Tama ne les ont pas acceptées. C’est la raison pour laquelle ils ont appelé à une manifestation pacifique jeudi 20 octobre, date marquant la fin de 18 mois de transition décrétée après la mort du maréchal Idris Déby Itno. Pour les contestataires, ceci n’est rien d’autre qu’un plan de succession dynastique. Argument fallacieux et superfétatoire, a répondu le Premier ministre au cours d’une conférence de presse, avant d’ajouter : « Le dialogue a été décrété souverain, il s’est déclaré souverain. D’où vient-il que les citoyens se permettent de contester ses conclusions ?  ». La politique répressive mise en pratique durant la majeure partie de son règne par Idriss Déby Itno semble avoir été adoptée par son fils Mahamat Idriss Déby.

Le gouvernement tchadien de la Transition avait annoncé, mercredi dernier, que cette manifestation serait formellement interdite et que « cette marche vise à créer une insurrection populaire et armée avec l’appui des forces extérieures afin de déstabiliser » le Tchad. La manifestation du 20 octobre a entraîné un déchaînement de violences pendant plusieurs heures. Une partie des manifestants, notamment les plus jeunes, ont brûlé des pneus, barricadé des rues et jeté des briques sur les forces de l’ordre. Plus encore que de coutume, police et armée ont réprimé à coups de gaz lacrymogène, mais aussi à balles réelles. Si aucun décompte définitif et indépendant du nombre de victimes n’est encore disponible, Saleh Kebzabo, l’opposant devenu huit jours plus tôt premier ministre d’un « gouvernement d’union nationale », a évoqué, lors d’une conférence de presse, un bilan d’une « cinquantaine de morts » et de « plus de trois cents blessés » sur l’ensemble du territoire.

Le Premier ministre a également annoncé la suspension de « toute activité publique des partis politiques et organisations de la société civile », dont celles des partis des Transformateurs, du Parti socialiste sans frontière et de Wakit Tama, collectif de partis d’oppositions et d’associations de la société civile. Ces organisations sont suspendues pour trois mois. Il a également mis en oeuvre un couvre-feu de 18h à 6h du matin.

Devant les journalistes, le nouveau Premier ministre de transition du Tchad a affirmé que des manifestants étaient armés, formés à des techniques de guérilla dans des camps d’entrainement. Il justifie les tirs à balles réelles en pleine rue. On voit mal l’appareil policier et sécuritaire au pouvoir depuis plus de trente ans ne pas anticiper un tel phénomène. Autre scénario plus plausible : durant la période du dialogue inclusif entre l’opposition et le pouvoir, Mahamat Idriss Déby, s’est montré ouvert. Certains membres de la famille Déby, des généraux, des gens de l’appareil sécuritaire, estiment qu’il n’a pas assez défendu les intérêts du régime face aux opposants. Orchestrer une répression dure avait pour but de tâcher sa réputation d’ouverture. Cela lui fait comprendre qu’il faut respecter le groupe dominant et l’oblige à se montrer plus solidaire avec le régime.

Les deux principaux opposants ayant appelé à manifester pacifiquement, Succès Masra (à la tête du parti Les Transformateurs) et Yaya Dillo (président du Parti Socialiste sans Frontière), se défendent de la version du premier ministre : « Saleh Kebzabo semble ignorer totalement la réalité, puisque ce sont les agents habillés en civil qui ont commencé à tirer, à mater, à balles réelles. Il n’y a aucune insurrection comme il le dit, mais c’était un massacre opéré par les services de sécurité qui ont tiré à balles réelles.  » Le nombre de mort serait plus élevé d’après l’opposition. Parmi les civils tués, Ray’s Kim EDM, un artiste tchadien très engagé et militant des droits humains, touché par balle durant la manifestation. Le journaliste tchadien Oredjé Narcisse a également été tué par balle chez lui à N’Djamena où il s’était réfugié pour se protéger des heurts de la manifestation. Des témoignages de la population locale se diffusent peu à peu, ils se regroupent autour d’une version dénonçant systématiquement le mensonge du gouvernement au pouvoir, les tirs sans sommation et sans raisons, sur des manifestants pour la plupart jeunes et désarmés.

A la suite des évènements, il est très difficile d’avoir des informations précises. Des pneus, des troncs d’arbre, des amas de briques jonchent les rues désertes. Les établissements scolaires et universitaires sont fermés. Les lignes téléphoniques et le réseau internet sont perturbés. De nombreux acteurs internationaux se sont évidemment indignés de cette répression violente, notamment l’union européenne et l’État français. Succès Masra appelle les partenaires du Tchad à prendre leurs responsabilités : « Ce n’est pas faute d’avoir alerté. À la veille de cette marche, nous avons écrit au secrétaire général des Nations Unies, à toutes les chancelleries, à l’Union Africaine. On est en train de nous regarder. Est-ce que les vrais amis du Tchad peuvent enfin dire de quel côté ils se trouvent ? »

La responsabilité de l’État français

L’État français porte une part de responsabilité importante dans la situation actuelle au Tchad. Suite à la mort d’Idriss Déby le 20 avril 2021, l’État français a choisi de soutenir l’accession au pouvoir de son fils en dehors de tout cadre démocratique. Au Tchad, l’ambassade de France s’active en coulisses pour faire accepter son nouvel allié, président du conseil militaire de transition. Plusieurs représentants associatifs et membres de mouvements d’opposition assurent que les diplomates français ont tenté de les convaincre de cesser leurs manifestations contre la junte militaire.
Comme la Russie actuellement en Syrie ou les États-Unis au Vietnam jadis, l’État français se prévaut d’être une « puissance invitée » au Sahel par des gouvernements amis qui l’ont appelée à l’aide. Cette rhétorique masque mal sa motivation impérialiste. D’une part, il lui faut sécuriser ses approvisionnement en uranium nigérien. D’autre part, il lui faut confirmer qu’il est un tuteur fiable, avec lequel il faut compter. C’est une clef déterminante pour conserver, face à la concurrence états-unienne et chinoise, des concessions et des marchés publics en Afrique.

Plus en arrière encore, en 2011, l’État français ne pouvait ignorer – puisque c’était la grande crainte du Tchad, du Niger, du Mali ou de l’Algérie – que la destruction du régime du colonel Kadhafi, en Libye, risquait d’entraîner une dissémination d’armements et de « soldats perdus », partout là où Kadhafi avait tiré les ficelles des rébellions pendant plus de vingt ans. Aujourd’hui, au Sahel l’État français se présente en sauveur. La réalité est qu’il ne sauve pas la population et ne réduit pas la violence. Il ne sauve que les mines d’uranium et son statut d’État suzerain vis-à-vis de gouvernements vassalisés. Sa politique participe à maintenir l’Afrique de l’ouest dans la dépendance, parfois sous la férule de dictateurs démoné­tisés, et éloigne la possibilité de négociations de paix et, globalement, prolonge et aggrave une guerre sans fin.

EdWanted, le 1/11/22

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