Et c’est reparti ! Une critique haut-alpine du tourisme

Ça y est ! On est en été ! Le beau temps, les sorties, les potes, le taf à fond pour certain.e.s ; la désertion de certains lieux et l’arrivée en masse de touristes à d’autres. Certains ont cru, d’autres ont espéré, d’autres encore en ont eu peur, que le tourisme s’arrêterait avec la pandémie. Mais l’été dernier a ramené tout le monde à la raison, une belle saison pour le tourisme en France [1], et cette saison semble tout aussi bien partie [2]. Loin de l’avoir arrêté, la pandémie a, au mieux, un peu modifié le tourisme, recentrant les voyages sur de plus courtes périodes, étant confiné le reste de l’année, pas bien le choix, et limitant de nombreuses personnes dans leurs déplacements car fraîchement virées de leur taf, mais bien évidemment ce ne sont pas celleux qui partent le plus en vacances.

Le tourisme et les territoires

Le tourisme est une forme de marchandisation du monde. Alors que toute l’année la consommation se fait sur des biens matériels, lors des périodes de vacances, cette consommation se réorganise autour d’une consommation immatérielle. La mer, les montagnes, l’exotisme prennent la place des fringues, smartphones et autres objets de consommation. Il transforme les territoires en des espèces de centres commerciaux [3], des endroits accessibles où l’on peut accéder à du consommable habituellement inaccessible, pas encore transportable.
Les territoires sont métropolisés, mis à disposition de l’organisation de la métropole. Les villes concentrent la production annuelle, les sites touristiques concentrent une part de la production saisonnière. Comme toute production économique, le tourisme façonne les territoires où il s’implante. Les prix et les produits accessibles sont adaptés aux entrées d’argent. Alors que les lieux touristiques ne sont que des lieux de séjour court pour les vacanciers, ils sont des lieux de vie pour d’autres. Et leurs vies sont totalement transformées par cette activité. Les loyers augmentent, la spéculation foncière se développe, les produits sont fortement adaptés à la période, sur-activité sur de courtes périodes et mort économique sur le reste de l’année. Les vies sur ces zones sont bien particulières, le travail y est souvent spécifique et temporaire et donc l’implantation y est compliquée. Pour que cela puisse se faire, il faut adapter le paysage, être capable d’accueillir et d’acheminer du monde sur une courte période, avoir à disposition une main d’œuvre précaire capable de subvenir à ses besoins avec des paies qui ne durent pas toute l’année, pouvoir faire voir du pays selon les envies des visiteurs. Un joyeux bordel en perspective, car tout cela demande une organisation de taille, comme quoi bétonisation et conservation ainsi qu’exploitation et amusement font bon ménage. Et dorénavant, il en faut pour tous les goûts, les bourgeois doivent pouvoir se distinguer socialement. Bien loin de réduire l’industrie touristique certains veulent, en plus d’avoir à disposition des lieux spécifiques car trop chers pour la plupart des personnes, se séparer du « mauvais » touriste, rester responsables pendant leurs vacances et se donner bonne conscience [4].

Qu’est-ce que vivre dans les Hautes-Alpes ?

Le tourisme est le secteur d’activité dominant dans le département, il génère 35% des richesses locales [5] soit près d’un milliard d’euros [6] (dont les 2/3 portées par les stations de ski [7]) pour plus de 20 millions de nuitées, et tout cela réparti à 88% en 2 saisons, 46 % en hiver, 42 % en été [8].

Les nuitées réparties sur l’année 2008

Les dépenses publiques de l’agence de développement des Hautes-Alpes représentent 1 540 000€ en 2020 [9]. Comme seul exemple de ce secteur, l’entreprise leader dans le coin, la Compagnie des Alpes, exploite entre autres les remontées mécaniques de Serre-Chevalier et pratique une gestion prédatrice sur ce marché qui lui permet de tirer 62,2 millions d’euros de résultat net en 2018-2019 (+8,8 % par rapport à 2017-2018) [10]. Favorisé par son soutien par le public, l’entreprise profite de taux imbattables afin de continuer de détruire les territoires et leurs spécificités locales, et elle ne se limite plus aux Alpes, le monde l’intéresse.
« « D’un côté, il y a l’industrie et la compétitivité ; de l’autre, l’artisanat et l’intérêt local. Notre métier, c’est l’industrie. » Jean-Pierre Sonois, 1er directeur de la compagnie des Alpes [11]. »
Leur vision de la gestion se ressent dans le rapport entre économie et emploi sur le territoire, alors que le tourisme est une grande part de l’économie du territoire, il ne représente que 22 % des emplois. Bien que cette masse d’emplois soit dérisoire par rapport au milliard arrivé par année, elle reste toutefois élevée pour imaginer un territoire autonome économiquement. À cela nous pouvons rajouter un taux 1,5 fois supérieur pour les travailleurs/euses du bâtiment par rapport au reste de la France, afin de continuer à construire des infrastructures.
En termes d’habitants, le territoire est plutôt dépeuplé : 133 000 habitants en 2008 (environ autant qu’en 1790 [12]) pour une densité de 24 hab./ km², mais sur la même période, il est capable d’accueillir 360 000 personnes, soit 3 fois la population locale, dont 178 000 [13] dans 53 000 résidences secondaires [14]. Cette forte différence a tendance à bloquer un grand nombre de logements, ce qui entraîne des loyers élevés dans le département et encore plus par rapport à son activité économique assez faible. Sociologiquement parlant, cela conduit a une sous-représentation des jeunes dans le territoire ayant des conséquences dramatiques sur la vie sociale locale. De plus, les profils CSP+, sont quant à eux sur-représentés chez les touristes exportant avec eux leurs modes de vie et leurs besoins spécifiques finissant ainsi de modeler la vie locale.

Le prix des loyers en France

Pour finir avec un peu d’irone, le touriste dans les hautes alpes est assez réalistes. Il accorde au territoire un joli cadre où tout est organisé pour lui, mais se désole des prix élevés, de la trop forte population en pleine saison, et du manque de vie locale. Mais à aucun moment, il ne semble imaginer ce qu’est la vie ici toute l’année [15]
Ces réalités sociales et économiques créent une situation paradoxale, le tourisme est destructeur pour la région mais est, en même temps, un des meilleurs moyens de survie pour les galériens, qui ne peuvent que difficilement vivre ici. En même temps, quelle idée d’aller vivre sur le terrain de jeu des autres ?

Critique de la vie quotidienne capitaliste

Si le tourisme est autant en vogue, c’est que notre vie est bien morose. Le travail est réorganisé pour s’adapter aux normes économiques néo-libérales et aux calculs informatiques ultra-rapides. Les villes ne sont que difficilement vivables, plus aucun espace libre, chaleur étouffante en été, mort culturelle le temps des vacances. La production est condensée sur des périodes trop intenses, nécessitant des coupures. Le travail est un temps d’oubli de soi, il parait donc normal d’avoir besoin de temps où tout est à soi ensuite.
Le capitalisme, dans son appétit vorace a fini par totalement coloniser le monde et tous les aspects de nos vies, pour perdurer, il a eu besoin de laisser du temps libre à certain·e·s travailleurs/euses. Mais pour que tourisme puisse se faire, des zones ont dû être bloquées, derniers vestiges avant l’artificialisation totale. Les parcs nationaux, avatar dualiste et occidentalo-centré de l’ère moderne, ces réserves ont limité les usages de certains espaces à tous les êtres humains, chose qui les ont sûrement sauvés aux vues de la situation actuelle, mais qui sont absolument incapables de prendre en compte les différences de rapport à l’environnement, et considère tous les êtres humains comme également responsables face à la destruction des écosystèmes. Cette politique est venue continuer le train-train quotidien du capitalisme, pour ne surtout pas remettre en cause le système promulguant une bonne conscience collective et civilisationnelle, permettant d’arguer qu’ « aux moins, on a des zones protégées » [16]. Mais est-ce bien cela que les habitants à proximité de ces zones ont besoins ? Des espaces pollués et détruits à côté d’espaces intouchables, ou bien un mode de vie permettant à tout être vivant et culture sur place d’avoir une bonne place dans la vie locale ?

Depuis quelques années une situation antagoniste est venue questionner le tourisme sur le territoire, quand a son rapport au voyage. L’arrivée des personnes n’étant pas nées au bon endroit et ayant donc des récits de voyage bien différents a pas mal fait parler dans le coin, sans remettre en cause le paradigme touristique. La matérialisation géographique de ce phénomène ne pouvait pas être plus claire, quand les skieurs majoritairement blancs empruntaient des pistes verticales, les sans-papiers majoritairement de couleur empruntaient des sentiers horizontaux. Quand les touristes s’enfonçaient dans la montagne et y occupaient l’espace, les personnes migrantes essayaient de fuir cet endroit en se cachant. Loin des tours opérateurs et des croisières, l’anti-thèse du tourisme est la migration. Quand dans un cas, le voyage est totalement contrôlé et guidé, dans l’autre, il est soumis aux dangers et doit esquiver les lieux de passage habituels. L’expression « faire du tourisme » est un synonyme d’un avantage sur notre capacité à acheter de la sécurité lorsqu’on est pas chez nous. Le voyage n’est donc pas toujours ce paradis où l’on vient consommer de l’exotisme, mais bien la continuité de la logique mondiale du capitalisme et de la domination de classe.

Une période a été particulièrement marquante à ce sujet, bien que difficile à analyser. Lors de l’été 2018, suite à l’activité militante locale, l’annonce du procès de 3+4, et les expulsions de la ZAD de NDDL qui n’était plus un territoire en lutte, un mouvement de personnes d’assez forte ampleur a eu lieu dans la zone frontalière qui venait de commencer à monter des structures de lutte. Ces deux types de voyages se sont rencontrés et mélangés avec des expériences plus locales, le temps d’un été, au même endroit, avec un but se rapprochant, mais avec des expériences totalement opposées. Les mêmes problèmes sont apparus qu’avec le tourisme classique, différentes réalités se croisent et arrivent difficilement à s’entendre sur une période de court terme comme celle-là et les espaces mis en place ne permette plus de vivre sereinement. Cette expérience a pu nous confronter à ce qu’on pourrait appeler un tourisme militant, qui nous indique que même dans le camp anti-capitaliste, un besoin d’ailleurs est important. Plutôt que de nous braquer les uns contre les autres, cette expérience doit nous questionner sur comment lutter et qu’est-ce que lutter contre le tourisme, qui n’est qu’un moment du capitalisme.

Lutte anti-tourisme

La lutte anti-tourisme ne doit pas tomber dans le réformisme, sa visée est anti-capitaliste. La promotion d’un tourisme éthique, responsable ou écolo ne réglera pas le problème, ce n’est pas la forme mais bien sa logique même qui doit être combattue, et comme toute entreprise capitaliste, il ne s’arrêtera que si nous y mettons fin. Le tourisme n’étant que la transformation d’espace afin de répondre au besoin du capitalisme, la réponse doit se trouver dans la forme que nous voulons qu’aient nos territoires, sans tomber dans un conservatisme voulant garder la vallée telle qu’elle est, comme cela a pu se manifester lors de la lutte anti-THT [17]. Le capitalisme avait déjà commencé la transformation de la vallée avant le tourisme [18] et les luttes lors du féodalisme [19] nous indiquent que la vie n’était pas toute rose avant dans les montagnes. Le phénomène de tourisme militant et les échecs des différentes manifestations à Montgenèvre qui voulaient être une critique du tourisme et qui sont devenues une critique du touriste, par le rapport créé une fois sur place, semblent préciser qu’une lutte contre les touristes plutôt que contre le tourisme ne permettra pas grand-chose actuellement dans les Hautes-Alpes.

Les différentes occupations ont, par contre, donné des résultats plutôt intéressants ces derniers temps quant au rapport à la vie quotidienne et les conséquences sur l’environnement. La ZAD de Roybon a permis, en plus d’arrêter le projet de Center Parc, d’expérimenter une vie autre sur un territoire. Bien qu’ayant fini par arriver à une de ses fins sans se compromettre au niveau des moyens, cette expérience a été limitée par son rapport avec le village voisin, certes de base très fortement hostile à ce type d’occupation, mais qui permet de nous questionner sur les points à aborder par rapport aux territoires concernés [20]. Comment d’un projet destructeur pour le coin, les habitants en arrivent à soutenir le projet. Les nécessités économiques sont bien évidemment en partie responsables de cela, mais plus précisément comment un projet profitant principalement à la bourgeoisie locale, semble rallier presque tout le monde avec lui, quand bien même une grande partie de la population locale n’a aucun avantage à tirer de ce projet.
Les occupations de rond-point ont quant à eux permis d’expérimenter d’autres points. Contrairement aux ZAD, étant des points concentrés et enracinés, les ronds-points ont été plus diffus et temporaires. Ils n’ont pas remis en cause la vie quotidienne sur zone radicalement, mais ont pu avoir plus de continuité avec la vie du territoire, et ainsi, à plus large échelle, remettre en cause la vie quotidienne dans les villes, nombre de boutiques ont dû fermer boutique plusieurs samedis. Ils ont pu nous questionner sur notre rapport aux luttes. Pourquoi aller chercher des lieux de lutte loin, alors que des rond-points sont accessibles partout. Pourquoi protéger des lieux alors que nous pouvons nous accaparer des lieux déjà colonisés pour les libérer ? Bien entendu, les réponses n’ont pas été données par cette seule expérience, mais ouvrent la voie à d’autres possibilités dans le futur contre l’organisation spatiale capitaliste. Les actions de sabotage au golf de Montgenèvre et les occupations à Clavière rentrent en partie dans ce cadre, ne nous contentons pas d’aller protéger des espaces communs attaquons leurs espaces. Bien que le discours ici est construit comme une opposition, ces deux formes d’action sont totalement complémentaires, et s’alimentent l’une l’autre, aucune des situations est aussi caricaturale mais cette réflexion sert avant tout à penser notre implication dans un territoire et les luttes qui en ressortent.
La 3ᵉ forme de lutte possible pouvant s’attaquer au tourisme semble être la lutte syndicale. Bien que très compliquée, car la plupart des travailleurs/euses sont dans des situations plus que précaires et nécessiteux/euses du tourisme, quelques rassemblements réussis peuvent être prometteurs [21]. En plus d’emmener les manifestations a des endroits où cela est rare, ces actions questionnent quant au positionnement des saisonniers. Souvent férus des montagnes, ils se retrouvent dans une industrie dévastatrice, et alors que les touristes n’y restent que quelques jours, eux y restent une bonne part de leur vie, et se retrouvent à vivre dans des espaces trop chers, et où la vie n’y est qu’artificielle. Les rares luttes des saisonniers, comme celle de la plupart des travailleurs/euses ne sont pas révolutionnaires actuellement, ce qui permet de penser qu’à court terme, ces luttes n’auront que des impacts limités sur le capitalisme, elles peuvent toutefois permettre à des personnes de sortir de la merde.

Quelle que soit la voie choisie, une lutte contre le tourisme ne pourra être que dans la construction d’une autonomie forte, ne laissant pas la place à l’organisation sociale capitaliste. Cela ne veut pas dire que cette lutte refusera tout voyage ou métissage, mais au moins questionnera leurs éventuelles exclusivités par sa simple existence. Elle ne devra pas permettre un accès à tous au voyage mais un accès juste aux voyages, respectant le visiteur et le visité, faune et flore comprise, mettre en place des voyages qui ne soit pas que consommation, mais des associations véritablement libres entre individus, permettant à toustes de développer nos vies singulières.

En attendant un nouveau projet de golf est en place sur le territoire, et n’est qu’une nouvelle offensive pour rendre le territoire plus attractif pour une part restreinte de la population…

Notes :

[17https://revuenunatak.noblogs.org/files/2016/09/nunatakzero.pdf – Texte : Contre la très haute tension

[20travail commencé à être effectuer sur place dans la Revue De tout bois #10 l’article Chronique d’une exécution

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