J’ai été recrutée par le biais du blog « Emploi Berger » qui a publié mon annonce. C’était ma première expérience en estive. Cela faisait un moment que j’avais envie de faire ça. Coup de fil chouette avec le berger. Bon premier contact, il est passionné, cela fait quarante ans qu’il garde et depuis trente ans sur cette montagne. Ça s’annonce complètement chouette. Je suis grave enthousiaste à l’idée de faire une saison. Dans une montagne un peu mythique de l’Ubaye en plus ! Je suis aux anges, complètement excitée. Je décide d’aller rencontrer le berger en personne histoire de préparer un peu les trois mois et demi que l’on va passer ensemble. Soirée chez lui. Je note un bon problème d’alcoolisme, lui en fais part. Il me rassure en m’expliquant que l’estive est synonyme de « lever le pied ». Ok. Je ne le sens pas trop mal, j’ai hyper envie de montagne. Il met un peu les formes pour me rassurer. Je suis partante.
Arrive le mois de juin, emmontagnage parfait. Il fait un temps superbe, je découvre la beauté des lieux, le trou-peau, la cabane... Je suis survoltée ! La saison va être bonne.
Les deux premières semaines se passent bien. Bonne prise de marques. Avec le berger, c’est assez fluide. J’apprends à gogo et je prends le goût. Sa consommation d’alcool ne diminue pas tant mais on a une relation plutôt cool, simple. On bosse bien et quand j’en peux plus de l’entendre radoter parce qu’il est trop raide, je vais me coucher. Je comprends au fur et à mesure qu’il ne bosse qu’avec des aides-bergères depuis des années et qu’il semble avoir vécu une relation avec toutes mes prédécesseures féminines. Plutôt des nanas de mon âge. Ma confiance en lui s’étiole un peu mais avec moi, il n’est pas relou. Bref, ça se passe pas pire.
Ça commence à déraper un après-midi après un déjeuner bien arrosé avec des copains à lui de passage. Une fois partis, il me fait des avances, pas trop insistantes mais suffisamment claires comme « bon alors, on couche ensemble ce soir ?! » Subtil. Je l’éconduis avec humour en lui disant qu’il « ne faut pas rêver, que ça ne risque pas d’arriver » ! J’ai trente balais, il en
À grogner, à picoler en maugréant autour de tout ce qui ne va pas.
a le double, je suis plutôt attirée par les femmes et il le sait : j’ai annoncé la couleur dès le début pensant assurer ainsi ma tranquillité. Et si je suis sensible au charme mystique du berger qui arpente la montagne avec son troupeau, c’est plutôt de manière poétique et platonique que pour vivre une idylle avec ! Il n’insiste pas trop.
Je n’y ai pas pensé tout de suite mais, a posteriori, je me dis que mon refus d ’obtempérer a dû drôlement affecter son amour-propre. En tout cas, c’est à partir de ce moment-là qu’il commence à être vraiment ronchon. Toujours à se plaindre, en boucle et de tout. À grogner, à picoler en maugréant autour de tout ce qui ne va pas. Tout y passe : le loup, les voisins, les Arabes, les Suédois, les brebis, le temps, les chiens, le futur quartier qui va être difficile à garder... Bref, cela entame bien ma patience, moi qui suis plutôt ravie d’être dans ce cadre magnifique, contente de voir que je prends goût au métier. Je l’invite à des-serrer les dents, lui proposant même de se reposer un peu sur mon optimisme naïf et frais. La meuf sympa quoi, qui ne rue pas trop dans les brancards, plutôt soutenante. Rien n’y fait, monsieur rouspète et c’est chiant.
Quelques jours plus tard, arrive le moment de la grande traversée vers un nouveau quartier de pâture, le bois tant redouté. Un éleveur monte tôt le matin pour nous aider, la traversée se passe bien. On fête ça par une grosse bouffe conviviale dans le nouveau chalet. Généreusement arrosé le repas of course. 16 h : tout le monde lève le camp. Je me retrouve en tête à tête avec mon bon berger bien éméché, toujours dans de charmantes dispositions pleines de positivisme et de bienveillance. Je commence à me dire que la soirée va être longue. Et elle l’a été.
Après une fin de journée poussive, arrive le soir. Je n’en peux plus de l’entendre tourner en rond tout imbibé, je vais me coucher. Le chalet a une seule piaule avec un grand lit. Je l’invite à dormir sur le canap’ dans la pièce de vie à côté. Je ne le sens pas trop, il est vraiment bourré. On est dans un chalet à 45 minutes à pied de ma bagnole qui elle se trouve à 45 minutes de piste du reste du monde. Et bien sûr, pas de réseau. Je ne me sens pas en position de force. Je ferme la porte de la chambre, le laissant à ses élucubrations alcoolisées, et je me couche. Juste après, une de ses chiennes de conduite boit dans la gamelle de mon chien. Je ne sais pas vraiment pourquoi, je ne suis pas sûre que ce soit rationnel mais ce truc-là le fait vriller.
Il part en cacahuète, persuadé que sa chienne va tomber malade ou y passer pour avoir bu trop d’eau. Il m’accuse d’être responsable de cela, vocifère à mon encontre, invective la nuit en disant qu’il va me faire vivre un enfer, gueule sur ses chiens, pleure, hurle des « putains » et des « bordels » comme un damné à la vallée, me menace à la troisième personne, menace mon chien, invite les siens à « lui faire la peau ». Je suis dans la chambre, planquée dans mon sac de couchage. J’ai bien la trouille, je prie pour qu’il oublie ma présence dans la pièce juste à côté et qu’il ne lui prenne pas l’envie de venir me cracher son venin en face, voire pire.
Je soupèse différentes options. Est-ce que je me confronte à lui ? Cela peut empirer la situation et je ne sais pas me battre. Est-ce que je me barre par la fenêtre ? Je suis loin de tout, et je risque de me faire gauler et de me retrouver à l’option numéro un. Je finis par prendre mon couteau à la main et mets le parapluie de berger à côté de moi. Je ne vois pas bien ce que je vais en faire, je rigole nerveusement en m’imaginant brandir mon parapluie bravement. Depuis, j’ai fait un stage d’autodéfense féministe et je me dis que toute nana devrait définitivement faire ça. Ça aurait peut-être changé la situation. En tout cas, je me serais sentie moins démunie, moins à poil.
Depuis, j’ai fait un stage d’autodéfense féministe et je me dis que toute nana devrait définitivement faire ça.
Je guette le moment où il va s’écrouler d’alcool sur la table et maudis l’endurance extraordinaire des vrais alcooliques. Cela dure deux heures et demi. Deux putains de vraies heures. De 22 h à minuit et demi. C’est long ! Tout ce temps où je transpire pas mal pour ma sécurité, où je l’entends m’insulter rageusement, nous menacer de tout, mon chien et moi, tempérant parfois son propos d’un sympathique « elle est bien mignonne mais quand même !! ». Classe.
Il finit par s’écrouler, ouf ! Je ferme les yeux et dors d’un sommeil agité. Il n’a pas ouvert la porte, je suis sauve.
Lendemain matin. Réveil brumeux pour lui et amer pour moi. La nuit porte conseil dit-on et l’idée de me barrer s’insinue doucement. Je décide de le confronter et de lui laisser une chance de
s’excuser. Je l’interroge sur ses souvenirs de la veille. Il plaide l’amnésie et me glisse quand même un reproche sur le fait d’avoir laissé traîner la gamelle d’eau de mon chien. J’ai les glandes mais décide malgré tout d’aller garder avec lui la matinée.
Je crois que je suis hyperpartagée entre la tristesse à l’idée de quitter la montagne et la réalité de me dire que ma saison est foutue, que je ne pourrais plus lui faire confiance et être sereine. Je suis amoureuse de ce travail, de la montagne, de la musique du troupeau, j’ai des réticences à lâcher ce boulot pour lequel je m’étais engagée. Par-dessus le marché, j’ai peur de lui dire que je m’en vais, qu’il le prenne mal, que ça parte en n’importe quoi. On crapahute en silence avec le troupeau toute la matinée, je rumine des pensées sombres.
Retour au chalet vers midi. Mon choix est fait. Je dois partir. Je ne peux pas laisser passer un évènement comme ça. Je lui en veux à mort de foutre en l’air ma saison juste parce que j’ai refusé ses avances ! Il agit comme un mec de base mécontent de s’être pris un râteau, qui joue clairement de sa position de dominant. Le savant de l’alpage, le berger qui peut faire la pluie et le beau temps au-dessus de la montagne. Le gros bonhomme face à la petite nana. Fuck it ! Je n’ ai pas le droit de lui laisser ce pouvoir-là. Je prétexte un alibi quel-conque pour redescendre à ma bagnole pendant la chôme.
Arrivée en bas, je souffle. Un peu de réseau, j’appelle d’abord ma compagne. Il faut que je pose mes idées et que j’en parle. Que je trouve quelqu’un qui puisse m’aider à retourner chercher toutes mes affaires que j’ai laissées là-haut. Je n’ai pas le numéro des éleveurs et je ne connais personne dans la vallée. Je redescends la piste avec ma bagnole et passe deux heures à chercher l’adresse du président du groupement pastoral et des éleveurs chez qui je me souvenais être allée.
Je trouve porte close partout, personne ne répond au téléphone. Je laisse un message.Je ne vois plus trop quoi faire de plus et je reprends la route de l’alpage. Prévenir. Trouver quelqu’un pour remonter chercher mes affaires.
Je me souviens alors de la vachère voisine dont la cabane n’est pas très loin du parking et décide d’aller la voir. Elle est là. Ouf. Je vide mon sac, lui raconte tout en m’excusant de lui déballer ma merde alors qu’on ne se connaît pas et qu’elle n’a rien demandé. Je lui demande de m’accompagner chercher mes affaires. Elle accepte.Une heure de marche, je prie pour que le berger soit reparti garder et que je puisse prendre mes affaires rapido et discrète-ment. Je suis crevée, stressée, j’ai la trouille de me confronter à lui. Pas très classe mais tant pis. Je laisserai un mot.
Évidemment, il est là. Shit ! Je prends mon courage à deux mains, je demande à ma témoin de m’attendre et je vais le voir. Je lui dis que je me barre. Ça prend quinze secondes. Il me dit « O.K », résigné. Ou content de voir partir la nana qui lui a fait l’affront de le refuser, je ne sais pas trop. Je prends mes affaires à la va-vite et m’arrache sans demander mon reste.
Retour nocturne en mode âne bâté. Je remercie la vachère qui a bien voulu venir m’épauler, je ne sais pas si j’aurais eu le cou-rage de le faire seule. Je remonte dans ma bagnole, souffle enfin et reprends la route, le cœur lourd, vers ma Franche-Comté natale.
Il est tard, je suis vidée, mais soulagée.
Les deux semaines qui suivent, je suis déphasée. Je dors mal sans le troupeau autour, je suis dégoûtée d’être redescendue. La montagne me manque. Je suis rageuse aussi d’avoir été confrontée à cette violence-là. Je ne réponds à personne au téléphone, je fais l’ermite, je m’enterre.
Quelques temps plus tard, le président du groupement pastoral reprend contact avec moi. Je lui raconte toute l’histoire et il est compréhensif, presque soutenant. Il m’explique qu’il connaît bien ce berger et ses débordements alcoolisés. Il en est désolé mais se montre comme résigné, impuissant : il ne peut pas faire grand-chose de plus que de compatir à mon désarroi, ma colère. Il me propose de me payer une semaine de plus que ce que j’ai travaillé en réalité. Je ne sais pas si, en faisant ça, il veut « excuser » maladroitement les comportements de son employé ou acheter mon silence. Quoiqu’il en soit, il ne souhaite pas remettre en question la place de ce berger. Il le protège clairement en prenant le risque que cette situation se réitère.
Il aurait juste pu trouver ça intolérable, le virer, l’obliger à ne bosser qu’avec des gars s’il est incapable de gérer sa libido. Faire n’importe quoi d’autre que de juste accepter la situation comme un état de fait en la déplorant timidement. Cette anecdote met bien en lumière un problème d’acceptation systémique de ces rapports de domination et le manque de volonté de certains acteurs du milieu de les interroger et les remettre en question.
Finalement, c’est une rencontre avec une bergère ayant vécu une sale expérience avec ce même berger quelques années auparavant qui m’a définitivement décidée à témoigner. Elle me raconte combien il lui a été difficile de se détacher de son influence, comment
Comme si le petit monde des bergers alpins était si étriqué qu’il aurait pu être dangereux pour elle de témoigner, de dénoncer le comportement abusif de ce mec.
elle s’est sentie prise au piège sans pouvoir pour autant alerter de peur de se faire « griller » auprès d’autres bergers ou éleveurs. Comme si le petit monde des bergers alpins était si étriqué qu’il aurait pu être dangereux pour elle de témoigner, de dénoncer le comportement abusif de ce mec. Dangereux pour elle. Ce microcosme où tout le monde se connaît, se croise, et entretient une culture du silence. Un gros travail de déconstruction est à réaliser pour casser cette omerta.
J’ai eu moi-même du mal à lâcher le nom du fameux berger. L’impression de dénoncer quelqu’un. Au sens délation dégueulasse. Une partie de moi ne peut pas s’empêcher de se dire que je suis aussi responsable de la situation, qu’au final il ne m’a pas non plus violée ou frappée, que ce n’est peut-être pas si grave. Je me rends compte que je nourris une forme de culpabilité, de trouille dans cette histoire, là où je devrais me sentir dans mon plein droit en dénonçant un comportement inapproprié, un abus de pouvoir.
Il m’a fallu du temps et beaucoup d’échanges avec des proches pour me libérer de ce malaise et me sentir légitime de livrer ce témoignage. On parle beaucoup de « culture du viol », de comment les violences de genre, les violences sexuelles, sont bien intégrées dans notre société et je réalise qu’il aura fallu me forcer pour ne pas garder pour moi cette expérience. Poser des mots dessus, les partager et réfléchir à ce que cela représente au-delà de ma petite personne. Cinq mois ont été nécessaires pour écrire ce texte, diffuser l’info et signaler le bonhomme à une asso, ABBASP, qui met en lien bergers et futurs bergers pour échanger sur les expériences, et qui a mis en place une liste noire des personnes et alpages à éviter.C’est juste une histoire, une petite histoire, noyée au milieu de plein d’autres. Plein d’autres histoires de déséquilibres ou de rapports malsains entre hommes et femmes qui existent dans le monde des bergers comme ailleurs. Ça n’est évidemment pas une généralité à la montagne mais il semble nécessaire de mettre le doigt sur ces problèmes, de mettre des gros pieds dans des petits plats, de casser le silence dans ce milieu qui, de loin, paraît si fabuleux et mystique. Pour réinterroger où que ce soit et à n’importe quel moment ces rapports de domination, de vulnérabilité, d’abus de pouvoir, installés et trop souvent tus voire acceptés. Pour que toutes les femmes qui aspirent à ce métier de bergère puissent évoluer dans un milieu plus sécure et puissent profiter pleinement de leur expérience, fières et confiantes. Pour ne plus se taire, pour ne plus laisser faire.
Cécile D.
Photographies de Vanessa Chambard
Stages d’autodéfense féministe
À l’automne 2018, nous avons participé avec quelques bergères à un stage d’auto-défense féministe proposé par l’association SISTA à la Maison du berger. Celui-ci ciblait les problématiques spécifiques qui incombent à notre travail : harcèlement, violence, peur et épuisement physique, dépassement de nos limites (espace, temps, sommeil).
Nous avons découvert des techniques verbales et physiques d’autodéfense, et le lien qui les unit afin de prévenir les violences, de mieux les anticiper, de reconnaître notre force et de prendre confiance dans notre capacité à faire face.
Ensemble, nous avons pu reconnaître que notre métier était le lieu de violences rendues possibles par des situations de fragilité : isolement, fatigue, danger de la montagne, besoin de faire ses preuves dans un milieu trop masculin, etc.
L’approche féministe de l’association SISTA questionne la construction de genre qui « cause, banalise et justifie ces violences » et permet de bâtir une réflexion qui intègre logiquement une lecture syndicale.
C’est toute l’organisation du travail et ses « évidences », que ce soit dans le recrute-ment, les attentes des éleveurs, l’hébergement, les besoins du quotidien, les cabanes, les soins aux bêtes etc., qui peuvent être revues et interrogées sous l’angle féministe. Le fait de s’y atteler à plusieurs donne la force à chacune de repartir sur ses montagnes, certaine du fait que ses besoins et ses attentes sont légitimes.
Berthe