Depuis quelques semaines, votre entreprise, sous-traitante d’Enedis, mène des travaux de raccordement électrique partant du poste source de la commune de Limans, à destination du plateau d’Albion. La ligne en cours d’installation est censée raccorder une centrale photovoltaïque en projet à Revest-du-Bion, et d’autres peut-être.
Nous, membres du groupe Elzéard, qui nous opposons depuis deux ans à la prolifération de centrales photovoltaïques dans les forêts environnantes, avons appris que vos machines ont été la cible de graffitis. Il est probable que ceux-ci aient été effectués en réaction au « terrassement », c’est-à-dire au saccage de la voie romaine traversant la forêt de Seygne (commune d’Ongles). Vous préciseriez que vous et votre entreprise n’êtes pas responsables de ces dégâts, et en effet ceux-ci ont été sous-traités par quelqu’un d’autre (ce terrassement préalable étant tout de même lié à votre chantier, puisqu’il en est une condition). Enfin, on nous a laissé entendre que vous seriez soucieux de dialoguer avec les habitants récalcitrants à ce chantier, et même de réfléchir à un arrangement, à propos par exemple du tracé de cette ligne de raccordement.
Voici ce que nous avons à en dire.
C’est d’abord le hasard et la surprise qui ont réuni les quelques habitants de la montagne de Lure et alentours que nous sommes. Hasard d’entendre parler d’un projet de centrale photovoltaïque dans la remarquable forêt de Seygne, puis d’un autre dans une autre forêt ; puis de beaucoup d’autres. Surprise de réaliser qu’à peu près personne ici n’était au courant de ce qui s’annonçait comme un développement de grande ampleur, mu par le principe aveugle et abstrait de la croissance économique. Ces projets de centrales s’appuient tous sur d’interminables rapports d’expertise expliquant à qui veut bien les lire que les nuisances provoquées se quantifient dans des quotas absolument raisonnables.
Nous ne sommes pas des experts, mais nous habitons cette montagne et ses forêts, et à vrai dire nous les aimons. Nous savons que leur valeur n’a rien à voir avec l’argent ni les kilowattheures : qu’elles recèlent de milles qualités, incommensurables aux quantités qu’on aimerait leur arracher. Nous parcourons ces terres, y cueillons parfois ce qu’il peut s’y trouver, certains d’entre nous étudient ce qui y vit, ou travaillent avec le bois qu’on y trouve. Mais encore la plupart se contentent de les avoir sous les yeux, tous les jours, et savent combien cela est doux.
Ce n’est donc pas à nous qu’on racontera que ces centrales photovoltaïques, avant de produire de l’électricité, produisent surtout de la laideur, de l’uniformisation et de la tristesse, et ce dans un monde déjà suffisamment laid, uniforme et triste. Voilà pourquoi, entre autres raisons, nous avons cherché à nous opposer à ces projets, en commençant par les livrer comme nous le pouvions à la connaissance publique, voulant provoquer une discussion largement court-circuitée par l’appareil juridico-marchand [1]. Quand aux procédures juridiques à proprement parler, nous les avons laissées à des associations plus formelles et plus dotées que la notre.
Aujourd’hui, après deux ans d’attention et d’efforts soutenus, nous apprenons qu’Enedis, avec le concours de votre entreprise, a initié l’installation de cette ligne de raccordement. Ligne qui, si elle permettrait donc de raccorder la centrale sus-mentionnée, pourra peut-être servir à d’autres ? Nous observons que le tracé de cette ligne est le même que celui qui figure sur l’étude d’impact d’un autre projet, celui de la forêt de Seygne, non-encore validé juridiquement. Si nos combats présents nous montrent déjà tout ce qu’il y a à ne pas attendre des procédures de validation pseudo-démocratiques de tels projets, nous sommes donc tentés de prendre l’installation en douce de cette ligne comme une sorte d’aveu : peu importe les procédures cosmétiques, les centrales devront exister.
Et certes, et ici comme ailleurs, il en faudra beaucoup des centrales photovoltaïques, éoliennes, de biomasse, à hydrogène, etc., pour bercer la France nucléaire de ses illusions renouvelables. Et encore pour gonfler un peu plus une production électrique qui, nous assure-t-on, devra augmenter drastiquement. La société dont il est question et qui nous est imposée, de force si besoin, c’est celle du tout-électrique-tout-numérique ; société aussi destructrice des espaces que nous habitons et des autres êtres qui les habitent, que de ce qui fait de nous des êtres humains.
Après ces quelques considérations, il nous semble donc bien vain de chercher à se mettre d’accord sur tel détail de l’installation de cette ligne de raccordement. Vous l’aurez compris : cet élément d’infrastructure, nécessaire au bon fonctionnement d’une ou plusieurs centrales en projets dans le pays de Lure, nous n’en voulons tout simplement pas. Et sachez que ceci est bien plus que l’avis de quelques individus acariâtres qui se regrouperaient au sein d’Elzéard ; nous pouvons en témoigner puisque nous habitons là et discutons avec beaucoup d’autres de ces questions. Les graffitis qui ont pris pour cible vos machines, malgré leur inintelligibilité, en sont d’ailleurs un autre signe. La colère est là, et nous la comprenons.
Ce nom d’Elzéard, nous l’empruntons au personnage d’un poète qui a puisé son art et son amour de la liberté dans les collines et les montagnes mêmes : celles-là que nous habitons. Et nous savons que leur préservation est une condition nécessaire à ces valeurs qui n’ont de sens qu’humain. On nous traite et nous traitera encore de rêveurs – au mieux. Au pire d’extrémistes, d’intégristes, de réactionnaires, etc. Nous répondons à l’injure que ces mots décrivent plus exactement l’attitude de ceux qui par leurs actes poussent à l’extrême – c’est-à-dire toujours plus loin – le développement du système contre la vie. Et qui le font avec ce qu’il faut bien appeler une foi aveugle.
Et voilà où nous voulons en venir : dans cette situation, le choix humain ne réside pas selon nous dans les modalités du tracé de cette ligne électrique, mais bien dans celui de participer à cet expansionnisme qui colonise nos vies, ou bien de ne pas le faire – voire de s’y opposer. En cela, nous voulons désigner votre responsabilité personnelle (et celle de vos collègues), certes mineure face à celle de votre commanditaire Enedis (mais à notre connaissance Enedis ne raisonne pas : Enedis fonctionne, et déraisonne ce faisant.)
Par principe nous n’exclurons pas le dialogue avec vous, mais voulons avant tout soumettre cette lettre à l’opinion publique : nous chercherons à la publier par tous les moyens qui nous sembleront pertinents. Peut-être déciderez-vous d’y répondre d’une manière ou d’une autre – nous vous en saurions gré.
Mars 2022