C’est le 10 octobre. Un ciel dégagé plonge le sol trempé du parking de via Tenda dans la pénombre du matin. Le soleil n’est pas encore levé qu’une minipelle, estampillée Citta di Ventimiglia est garée sur le parking, faisant face au seul portail qui mène à travers une barrière séparant le parking de la rive du fleuve Roya, encore une frontière dans cette ville à 10 kilomètres de la France, Vintimille.
On est le lendemain de la tempête Kirk, qui a maintenu toute la région en alerte jaune plusieurs jours, avec des pluies diluviennes et des vents allant jusqu’à 120 km/h la nuit de la veille. Il n’en reste plus qu’un fleuve gonflé à bloc, et un ciel dégagé qui attend la lumière du soleil. Avec l’aube qui pointe, émergent deux agents du service technique de la ville, qui nous confirment la rumeur : une expulsion des habitations sous le pont, en bord de Roya, aura bien lieu ce matin. Le préfet (rien que lui) arrive à 8h du matin pour superviser l’opération. Avant le préfet, arrivent plusieurs énormes camions-bennes avec une deuxième benne en remorque - la capacité de stockage est monstreuse.
Le préfet et sa casquette blanche, le ballet des Jeeps des carabinieri et des Alfa Romeo de la polizia nazionale, le voisinage qui promène leurs chiens pour le caca matinale, des journalistes qui arrivent en fanfare flashs et objectifs prêts, et le maire de Ventimiglia qui se tape la pose devant le fameux bulldozer de la ville : un cauchemar. C’est pour prévenir de ce cauchemar que le mot se fait passé sous le pont qu’il faut se lever. Effectivement, ce pont qui relie le centre de Vintimille à "l’autoroute des fleurs" en amont de la vallée, sert de toit précaire à des personnes sans logement qui dorment là, en tente ou à même le sol. C’est ce toit que sont venues confisquer les autorités ce matin.
Les éboueurs de l’entreprise privée qui disent, en regardant les tentes sous le pont, assis dans leur minipelle, "bon, on va faire comme la dernière fois, tu racles tout vers le milieu et après on met dans la benne".
A peine que le mot a pu circuler entre les tentes, deux rangés de flics en tenu anti-émeute prennent le campement en tenailles. Certaines personnes sont déjà debout, d’autres seront réveillés au bruit des bottes. Sous des sommations brutales tout le monde doit se lever, rassembler les quelques effets qu’iels peuvent porter, et se faufiler dans le coin le plus sombre du pont, vers le parking de la "distrib" - ce parking qui fait face au cimetière municipale (devenu fortresse gardée par des veilleurs armés) où le soir des associations se relaient pour distribuer un repas gratuit, à manger à même le sol. Ce matin, le soleil innonde la place d’une luminosité frappante après des jours de tempête. Les bleus saturent la zone. Les personnes détenues sont cachées dans l’ombre opaque du pont, derrière un grillage. Iels sortent au compte goutte suite à une vérification d’identité. Le comble lorsqu’un policier dit, "mais il n’y aura pas de problème, on les connaît". Vérifier l’identité devient une procédure vide de sens, débordante seulement de violence.
Qui plus est, pour vérifier l’identité, les flics sermonent chaque personne de placer mettre dans le filet de lumière entre l’ombre du pont et le grillage. Photo de profil, du visage et de tout le corps. Transfert de la photo à Lampedusa. Les journalistes filment sous le pont, la destruction des tentes, le discours-vomi du maire, et effacent les traces des gens qui dormaient là une demi-heure auparavant. Au jeu des lumières se mèlent ce spectacle d’invisibilsation des personnes exclues, refoulées, refusées, et l’hyper-visibilisation des troupes de l’état, de la propagande raciste, des sourires funestes de ces marionnettes de la politique.
Le message c’est celui d’un bulldozer : la destruction matérielle des tentes, des recoins de vie dans lesquelles des personnes se sentent à demi autorisées à être, ce n’est qu’une partie du message. Le bulldozer écrase aussi les espoirs, le tissu de relations et de soutiens, la résilience des gens qui vivent sous le pont et qui travaillent dans cette ville, la communauté d’entre-aide bienveillante qui refuse la frontière qui s’immisce avec violence dans le quotidien de tout-un-chacun.
Comment vient-on à enfiler ses bottes le matin avec une soif sauvage d’expulser des gens de leur sommeil vers un interrogatoire dégradant, tout en bennant la seule toile qu’on a daigné leur autoriser comme ménage jusque-là ?
Le chef de police traverse le parking avec un pigeon boiteux dans les mains, le tenant précausionnesment et de manière ostentatoire devant lui. Il s’applique à bien traverser le groupe de personnes solidaires, les différentes lignes de collègues policiers et gendarmes, avant de longer le groupe de personnes encore détenues sous le pont, pour après déposer le pigeon dans les roseaux au bord de la Roya. Son seul geste tendre de la journée. Les personnes solidaire s’affairent à préparer des sachets de nourriture qu’iels viennent d’acheter au supermarché du coin pour les distribuer aux personnes encore détenues sous le pont. Il est midi. Le chef de police est arrivé par effraction dans la vie de ces gens il y a plus de 4 heures. A chacun son geste tendre.
L’après-midi, l’enfer continue. Une alteraction entre deux groupes de personnes qui savaient s’ignorer dans les rues de Vintimille éclate : ayant eu leurs espaces de vies piétinées, l’organisation de la vie des gens à la rue se chamboule. Il y a toujours un drame sanglant qui suit une expulsion. Le soleil n’a pas eu le temps de ce couché avant celle-ci. Le cycle s’accélère.
Le lendemain, un journal affiche un titre en gros : "Dopo lo sgombero tornano le tende." Deux morceaux de draps pendent au grillage de via Tenda avec les messages "STOP SGOMBERI, LIBERTA PER TUTTI" et "NESSUNO E ILLEGALE".
Malgré la violence, l’invisibilisation, le cri mortifère des politicards, la frontière sera toujours dépassée, la grille sera tordue et ouverte, les gens se raconteront leurs histoires de par delà du mur, les banderolles cacheront petit à petit la barrière pour faire vivre l’espoir d’une liberté pour toustes.